CHAPITRE III

Malgré les injonctions de plus en plus pressantes des Anciens, Zorah avait longtemps hésité à accepter de comparaître devant eux – car elle ne s’y trompait pas: c’était une comparution. Si elle en avait enfin trouvé le courage, c’était uniquement grâce à Kohr. Grâce à ce qu’elle avait puisé auprès de lui, en lui.

Pourtant, lorsque s’ouvrit le diaphragme menant au sanctuaire, elle faillit tourner les talons. Elle détourna le regard pour n’être pas éblouie.

Zorah n’avait jamais aimé s’entretenir avec les Anciens, fantômes de créatures disparues depuis la nuit des temps mais qui continuaient à régir l’existence des hommes. Ce jour, elle le détestait plus encore.

Elle resta un instant immobile, puis, bravement, pénétra à l’intérieur même de la crypte, ce qu’elle n’avait jamais fait. La porte se referma derrière elle. La lumière aveuglante qui baignait le réduit s’atténua bientôt mais ses yeux pleuraient. Les Anciens redoutaient-ils qu’elle puisse les regarder en face ?

Elle attendit, immobile. Elle savait qu’en cet instant le système de sécurité du vaisseau l’analysait, sondait télépathiquement ses pensées, disséquait chacune de ses pulsions les plus intimes. Elle s’était toujours irritée de ce viol de sa personnalité. Les Anciens ne respectaient rien ni personne, pas plus les simples humains que les Dames d’Alkoviak. Mais elle savait aussi que dans cette crypte, elle était entièrement à leur merci. Ils pouvaient la détruire, effacer jusqu’au simple souvenir de son passage en ce monde.

Elle inspira profondément et, faisant usage de sa science toute neuve  – puisée au sein de l’immense mémoire synthétique du vaisseau, venue des plus anciens âges de cette humanité issue des étoiles  –, elle fit le vide dans son esprit, rejetant l’inquisition des dieux, se fermant à eux, se libérant par sa seule volonté de leur joug millénaire.

Immédiatement, elle se sentit mieux. Sa peur fit place à une sensation de confiance, à de la résolution. Elle connaissait mieux les Anciens, depuis qu’elle avait décidé de mener ses études à sa façon et non à la leur. Elle jouait sans doute gros, mais elle avait un certain nombre d’atouts. A elle de bien les utiliser.

La lumière dans la crypte baissa encore. Zorah pouvait percevoir la surprise des Anciens, leur perplexité, leur irritation aussi devant son refus de soumission. Un moment passa. Puis il y eut un bourdonnement léger et la voix d’un dieu se fit entendre, désincarnée, inhumaine, au débit trop régulier, une voix qui la faisait toujours frissonner.

— Dame d’Alkoviak, disait-elle, pourquoi es-tu restée si longtemps sans venir nous consulter ?

Zorah leva la tête pour fixer la lumineuse sphère d’énergie qui palpitait doucement, loin au-dessus de sa tête. Elle ne l’avait encore jamais fait. C’était en cette sphère que résidait l’existence du monde. En un sens, c’était fascinant. Et dérisoire.

— Je n’en voyais pas l’utilité, répondit-elle sèchement. Mon programme d’étude allait son cours. De plus, j’étais très occupée à lutter contre Arasoth.

Il y eut un silence. La voix reprit :

— Tu veux dire que tu étais très occupée à investir ces enfants de pouvoirs auxquels nul d’entre eux n’avait droit.

Zorah ne détourna pas le regard. Elle savait pourtant qu’à chaque instant, un rayon pouvait jaillir de la sphère et la réduire en poussière.

— C’est parfaitement exact, répliqua-t-elle.

Une nouvelle voix se fit entendre. Elle aurait pu passer pour féminine. Mais ces voix artificielles n’avaient pas de sexe.

— Tu as enfreint les règles sacrées de l’ordre d’Alkoviak.

Zorah serra les poings.

— Dites plutôt que je me suis écartée des règles du jeu. Je n’avais pas le choix !

La sphère se rapprocha de Zorah. La fée ne broncha pas, se contentant de fermer un peu plus son esprit. Les Anciens n’apprendraient d’elle que ce qu’elle voudrait bien leur livrer.

— Explique-toi ! reprit la première voix.

La jeune fille se redressa de toute sa petite taille. Elle fixa la boule, essayant malgré elle d’y distinguer un visage humain, des yeux où river les siens. Mais ce n’était qu’impalpable luminescence.

— Il y a bien longtemps, quand vous avez établi votre domination sur ce monde, vous avez fixé des règles... Pour vous, grâce à votre science illimitée, tout n’était plus que jeu. L’existence de vos descendants, un jeu... Nos joies, nos luttes, nos souffrances, un jeu... Vous vous êtes proclamés dieux... Toujours le même jeu... Mais voilà. Ce qui se passe maintenant n’est plus un jeu. Arasoth existe bel et bien, et il a enfreint vos règles. Et c’est moi, Zorah, qui dois me mesurer à lui. Alors moi aussi, j’enfreins ces règles... J’ai tenté de le combattre en respectant les lois d’Alkoviak. J’ai échoué... Ça faisait partie du jeu, j’imagine. Maintenant, il me faut vaincre, sous peine de voir ce monde sombrer... Et ça, ce n’est plus un jeu ! J’ai donc décidé de lutter à ma façon. J’avais besoin des enfants, de leur pureté, de leur intransigeance... et même de leur cruauté. Mais je devais les armer. C’est pour ça que j’ai puisé dans votre savoir pour leur communiquer leurs dons.

— Aucun de ces enfants n’a subi l’Initiation ! coupa l’Ancien. Aucun d’eux n’était destiné à nous servir !

Zorah ricana.

— Je vois que vous ne comprenez pas, Nobles Anciens ! Il n’est plus question de vous servir mais de vaincre Arasoth. J’ai choisi ces petits parce qu’ils allaient lui être sacrifiés, qu’ils avaient subi toutes les horreurs de son culte barbare et que leur haine pour lui représente une force puissante.

— Tu as désobéi à l’enseignement sacré ! cria une autre voix. (C’était la première fois que Zorah pouvait entendre un Ancien perdre son calme.) Tu t’es montrée rebelle et imprudente ! Jamais aucune Dame d’Alkoviak ne s’était écartée de nos Lois !

— Jamais aucune Dame d’Alkoviak n’avait eu à lutter contre Arasoth... Au reste, lui avait déjà enfreint vos sacro-saintes lois. Vous n’avez pas pu y faire grand-chose !

La sphère ne répliqua pas. Zorah s’efforça de reprendre son sang-froid, de dominer son irritation. Les Anciens ne l’avaient pas encore anéantie ; c’était plutôt bon signe !

— Vous ne réalisez pas la responsabilité qui m’échoit, reprit-elle. Si Arasoth l’emporte, non seulement les humains entreront dans une éternité de ténèbres, mais vous-mêmes, avec vos lois et vos principes, serez balayés. Vous ne persisterez même pas comme souvenirs dans la mémoire des hommes ! Et le jeu sera fini. On aura écrit une fin inattendue à votre belle histoire...

La sphère devint rouge vif. Elle se mit à vibrer si fort que l’atmosphère, à l’intérieur de la crypte, se chargea d’étincelles fugitives. Zorah malgré elle, fit le dos rond.

— Tu es une impie ! cria une nouvelle voix. Tu prétends lutter contre Arasoth en te haussant au-dessus des Lois de notre monde, en créant de toutes pièces des enfants dotés de pouvoirs si vastes qu’ils pourraient bien un jour se retourner contre Alkoviak !

Zorah acquiesça.

— Je sais, admit-elle sèchement.

— Tu n’as pourtant pas hésité.

— Oh si, j’ai hésité ! Seulement je n’avais pas le choix. Et vous non plus, d’ailleurs... Au reste, rien ne dit que ces enfants se retourneront contre Alkoviak ou contre moi. Ils m’aiment.

— Mais toi, tu ne nous aimes pas.

C’était la première voix. La fée leva la tête, son coeur battant à un rythme fou. Avec calme, pourtant, elle répliqua :

— C’est vrai, je ne vous aime pas. Ce que j’ai découvert... ce que je crois deviner de vous me déplaît profondément. Vous êtes les plus arrogants, les plus autoritaires, les plus intolérants dieux qui soient... Et vous ne nous aimez pas non plus. Vous vous distrayez de nous au nom de votre passé..., au nom de quelque chose de dérisoire ! Vous vous vengez sur nous de vos erreurs, de ce qui a causé la perte de votre monde. C’est indigne ! Comment pourrait-on vous aimer dès lors que l’on regarde plus loin que les apparences ?

— Silence, hérétique !

Zorah se tut, attendant le rayon fatal... Mais aucun éclair ne jaillit de la boule. Il lui sembla même qu’une lutte violente, quoique sourde, se déroulait en son sein. L’énergie se faisait par instant, aveuglante, avant de s’atténuer pour devenir presque sombre. Elle palpitait, se dilatait, se rétractait. Brusquement, la jeune fille décida de sauter le pas.

— Vous n’avez de pouvoir sur le monde qu’à travers les Dames d’Alkoviak, reprit-elle posément. A travers cette religion que vous avez autrefois instaurée et dont le dogme ne tolère aucun esprit d’analyse chez ses serviteurs... Seulement voilà... Arasoth est passé outre à ce dogme... Et aujourd’hui, c’est moi. Si vous m’anéantissez, vous vous condamnez à disparaître, parce qu’au fond de cette crypte, vous n’êtes rien... Rien que des ombres. Le jeu est terminé !

Elle avait martelé ces derniers mots. Les Anciens ne répondirent pas.

— J’ignore pourquoi vous avez commis l’erreur de me choisir, moi, pour devenir Dame d’Alkoviak, poursuivit-elle. Mais maintenant, c’est trop tard. Vous n’avez plus le temps de me détruire, de choisir une autre Dame, de l’instruire et de l’envoyer combattre Arasoth. Et quand bien même vous le feriez, vous savez qu’elle n’aurait aucune chance. Moi, j’en ai une, parce que j’ai décidé de forcer le destin, de désobéir aux règles et de ne pas suivre vos Lois.

Elle se tut, attendant une réplique. Mais les Anciens ne soufflèrent mot. La sphère ne bougeait plus, ne palpitait plus.

— Cessez votre tyrannie, continua-t-elle. Cessez de me menacer, de prétendre commander au moindre de mes actes et à la moindre de mes pensées. Vous devez m’aider, me donner tout ce que je ne possède pas encore... même s’il vous en coûte. Pour vous, c’est la seule chance d’exister encore demain.

— Présomptueuse ! siffla une voix.

Zorah haussa les épaules. Une autre voix dit, sur un ton las, qu’elle n’avait jamais entendu :

— A quoi bon exister demain si nous ne sommes plus rien ?

La jeune fille considéra longuement la sphère, réalisant mal qu’elle avait gagné.

— Vous existerez tant que les hommes auront besoin de divinités. Mais ils ont assez de tyrans de chair pour ne pas avoir à en supporter qui ne sont qu’esprits. Les choses doivent changer.

— Et tu vas t’y employer.

Elle acquiesça, grave :

— Si je vaincs Arasoth, oui... je m’y emploierai.

Elle baissa les yeux. Des yeux emplis de larmes.

Elle avait l’impression qu’elle venait de tuer ses parents.

— T’en réjouis-tu ? demanda le dieu.

Elle tourna les talons. La porte s’ouvrit devant elle.

— Je m’en réjouis profondément, dit-elle en sortant de la crypte.

Mais elle savait que ce n’était qu’en partie vrai.

 

Zorah remonta le long des couloirs tapissés de matière vivante, considérant le décor fantastique qui l’environnait avec un peu de mépris. Poudre aux yeux. Pourquoi les Anciens avaient-ils puisé dans leur plus grotesque folklore pour bâtir leur empire sur ce monde ? Pourquoi n’avaient-ils pas fait confiance à leurs enfants ?

Etouffant un soupir, elle gagna l’étage des mémoires hypnotiques. Là, elle s’installa dans un des éléments et se laissa emporter par la machine.

*

**

Comme d’habitude, ce furent des voyageurs qui propagèrent la nouvelle. En ces temps lointains, ceux qui couraient les routes, colporteurs, caravaniers ou pèlerins, rapportaient aux villageois et aux citadins les événements dont ils avaient été témoins, les embellissant souvent et parfois les rendant encore plus épouvantables.

Cette fois, il ne fut pas besoin de les exagérer. Chacun avait trop fraîches en mémoire les sanglantes escarmouches qui avaient marqué la guerre civile. On pleurait toujours les innocents massacrés par centaines, les campagnes dévastées, les bourgades incendiées, les enfants arrachés à leurs mères, les femmes à leurs maris ; et, dans les pâtures, on découvrait trop de squelettes épars, abandonnés des hommes et des loups.

Lorsque des caravaniers firent irruption dans le petit bourg de Fenora, à la frontière entre les royaumes de Tehlan et Vonia, dans les marches du comté de Varik, et qu’ils rapportèrent qu’une horde de pillards tehlans avait entrepris un raid, ce fut la panique. Les édiles ne cherchèrent pas à vérifier les dires des voyageurs, et les soldats de la petite garnison locale ne firent pas mine de marcher contre l’ennemi. Fenora se vida en quelques heures, ses habitants partant sur les routes en direction du castel du seigneur Kohr Varik. Ils prévinrent tous ceux qu’ils croisèrent de l’imminence du péril, décrivant force massacres et barbaries, et proclamant que les temps de famine et de mort étaient de retour. Mais s’étaient-ils jamais beaucoup éloignés ?

Les disciples d’Arasoth firent chorus. C’était pour punir la tiédeur des croyants et la méchanceté des infidèles que le dieu envoyait les Tehlans à Vonia. Il fallait plus de conversions, plus de sacrifices humains, plus de sang et plus d’or à la nouvelle religion, plus de foi et plus d’abnégation, et l’ennemi repasserait la frontière. Ces péroraisons eurent un grand effet sur les foules affolées. Les chroniques de Vonia rapportent que durant l’invasion des pillards, des dizaines de vierges furent égorgées sur les autels d’Arasoth, de nombreux prêtres de l’ancienne religion assassinés, et même des gens d’armes ou des soldats assaillis par des fanatiques hurlants à la mort et réclamant la mise à mort de la reine, de la noblesse et de tous les incroyants.

En fait, il n’était guère besoin que les arasiens jettent un peu plus d’huile sur le feu. La population vonienne vivait depuis trop longtemps dans la terreur, elle ne pouvait plus raisonner. Les brigands tehlans n’étaient sans doute qu’une poignée, comme ils avaient toujours été au long des siècles, comme l’avaient toujours été les barbares en quête de sacs et de viols. Pourtant, ils désorganisèrent le comté plus que s’ils avaient été toute une armée.

Une fois de plus, Kohr Varik réagit énergiquement.

*

**

Lynn regardait son époux qui revêtait soigneusement son armure, assurant lui-même les noeuds de soie au niveau de la taille et des épaules, lissant les mailles d’acier cousues sur le cuir d’aurochs.

— Je crois que tu n’es pas vraiment mécontent de partir te battre, remarqua-t-elle. Certaines présences te pèsent en ton castel...

Kohr leva les yeux vers elle. Il eut un petit sourire contraint.

— Je ne voudrais pas que tu croies..., commença-t-il.

— Allons ! Mon père t’horripile autant qu’il m’horripile. Depuis qu’il s’est réfugié chez nous, on pourrait croire que ce sont tous les prêtres de Mohr et leur clique qui nous font la morale.

Le sourire de Kohr s’élargit.

— C’est vrai... Tu as même abandonné tes robes tehlanes.

Lynn baissa la tête. Il s’approcha d’elle, lui passa les bras autour du cou.

— Je n’ai plus guère le goût de me vêtir à la tehlane, souffla-t-elle.

Le jeune homme détourna un instant le regard mais se reprit.

— Ce que tu ressens..., c’est la même chose que je ressens, dit-il. Mais nous ne devons pas nous en aimer moins.

— Je sais. Seulement il est difficile de faire comme si rien ne s’était passé.

— C’est impossible, Lynn.

— J’ai peur que tu m’aies trouvée froide, indifférente... A la vérité, quand... tu m’aimais, j’avais mal.

— J’avais mal, moi aussi.

Les deux époux poussèrent le même soupir, pareillement étreints par la tristesse. Puis Lynn se secoua.

— Crois-tu en avoir pour longtemps ?

— Sans doute pas. Les Tehlans ne sont probablement qu’une poignée, et je n’ai guère foi en tout ce qui se raconte. A l’approche de mon armée, ils se débanderont.

— Sois tout de même prudent. S’il t’arrivait quelque chose... Je ne voudrais pas y survivre.

— Lynn...

— Je serais inconsolable si mon bel et noble époux, après avoir réchappé de trois campagnes et de deux guerres civiles, se faisait tuer par de vulgaires brigands !

C’était la première fois que Lynn plaisantait depuis longtemps et Kohr en fut ravi. Mais il ne s’y trompa pas. Il lui prit les mains.

— Je serai prudent. Mais je ne peux laisser ces bandits ravager impunément mon fief et ceux de mes vassaux.

Il acheva de lacer son plastron. Au moment où il allait ceindre son baudrier, Lynn l’appela doucement :

— Mon chéri...

Il leva les yeux. Elle écartait les pans de son manteau.

— Mon père doit être en train de prier ou de se mortifier ; il ne saurait nous déranger... Kohr... Je veux vivre à nouveau, et t’aimer !

Kohr avait subitement la bouche sèche. Sous son sévère manteau, la jeune femme portait sa plus audacieuse robe tehlane : ce n’était qu’un voile chatoyant, accroché sur le devant de son collier d’or, à peine large comme les deux mains et qui descendait en cascadant jusqu’à ses chevilles, soulignant ses seins et ses hanches bien plus qu’il ne les dissimulait.

Il s’approcha de son épouse et posa ses mains déjà gantées de métal sur la chair douce. Un frémissement la parcourut.

— Je t’aime tant, souffla Lynn. J’ai tant besoin de toi !

Il l’enlaça, la berça un moment contre sa vaste poitrine.

— Moi aussi, ma Lynn, j’ai besoin de toi. Plus que jamais...

Il ferma les yeux, envahi d’un bonheur tout neuf. Enfin ! Enfin, ils se retrouvaient !

Lynn tomba à genoux, brusquement fébrile, et baisa les genoux du jeune homme. Puis, avec une impatience de ribaude, elle le défit de ses braies. Elle se releva alors et, sans rien dire, se retourna pour s’offrir, s’appuyant des deux mains sur le rebord d’une escabelle. Kohr la prit aussitôt, les sens aiguisés par ces pratiques brutales. Elle feula et répondit violemment à son assaut.

Le plaisir vint presque immédiatement, tandis que Lynn se raidissait. Pourtant à peine Kohr se fut-il détendu qu’elle le chassa d’elle d’un coup de reins, pour lui faire à nouveau face. Elle avait le regard trouble et de la sueur coulait sur sa peau claire. D’une voix altérée, elle interrogea :

— Te souviens-tu que je suis par mes ancêtres une princesse chehrle de la plus haute lignée ?

Kohr remettait de l’ordre dans sa tenue. Il acquiesça, étonné par cette question.

— Bien sûr que je me souviens. Je n’ai pas oublié la cérémonie de nos fiançailles ([5]). Mais pourquoi...

La jeune femme écarta les cuisses, appuyée à l’escabelle. Il crut qu’elle voulait qu’il la prenne encore. Elle passa un index le long de son sexe encore dilaté, remonta sa toison brune.

— Je voudrais m’épiler rituellement, annonça-t-elle.

Kohr tressaillit.

— Mais... tu n’as jamais parlé de ça !

Elle le regarda bien en face.

— Je suis de sang royal. Je ne vois pas quelle raison m’empêcherait de parer mon corps ainsi que le fait... la reine Elka. N’es-tu pas séduit par les ventres nus, mon époux ? Il me semblait l’avoir deviné.

Il était rare que Lynn fasse ainsi ouvertement allusion à la liaison de Kohr et Elka, la souveraine de Vonia. Liaison apparemment éteinte. Mais est-on jamais sûr que les vieilles passions ne se réveilleront pas ?

Kohr s’approcha de sa femme. Il était grave.

— Lynn..., parles-tu sérieusement ? demanda-t-il.

— Oui, très. Je veux la cérémonie du Parement Sacré.

— Ce geste aurait un sens politique. Elka y verrait une marque d’insoumission à son égard. Jamais aucune vassale de la couronne, fût-elle de sang royal, n’a vécu la cérémonie publique du Parement.

— Bien qu’elles en eussent le droit.

Kohr ne répliqua pas. Lynn sourit.

— Tu veux savoir si j’imagine la couronne de fer sur ma tête ?

— Eh bien...

— Rassure-toi. Je ne me prends pas pour la reine, et la dynastie vonienne, que je sache, n’est pas en péril que l’on doive songer à lui trouver des successeurs. Seulement j’ai certains droits... et toi aussi, mon chéri... que la couronne respecte fort peu.

Kohr ne dit rien. Il savait depuis toujours que Lynn haïssait la reine  – elle avait de bonnes raisons pour cela. Néanmoins, jusqu’à présent, elle n’avait jamais fait de son ressentiment une affaire politique.

— Kohr, reprit la jeune femme avec gravité, je me soucie peu du trône de Vonia. Mais le Parement, pour moi, aurait une valeur que tu ne soupçonnes pas.

— Comment ça ?

— Mon père pense... que je suis maudite. Notre fille est morte et... il semble que je ne puisse te donner de fils. Mon père voudrait que tu prennes une autre épouse. J’imagine qu’il souhaite que tu me répudies.

— Quoi !

— Je suis une tache sur le blason des Komor. Il y a sur moi une malédiction.

La voix de Lynn avait tremblé. Kohr serra les dents. La colère grondait en lui.

— Tu peux prendre une seconde femme, reprit sa compagne. Tu en as même le devoir, pour assurer ta descendance... Tu aimais Gamlla et je l’aimais aussi, comme une soeur et comme une amante... Ma peine a été aussi grande que la tienne lorsqu’elle est morte... Peut-être arriverai-je à aimer celle que tu choisiras... Je ne serai ni revêche, ni jalouse. Mais si tu me répudies... alors je mourrai, Kohr. Je t’en fais le serment !

Elle pleurait. Le jeune homme inspira profondément.

— Jamais Kohr Varik ne répudiera celle qu’il aime d’un amour profond, dit-il. Je comprends le sens de ta demande... Eh bien soit... Tu marqueras ton corps ainsi qu’il sied à une princesse chehrle... Et à mon retour, je le donnerai à savoir à chacun. Chacun saura que notre union ne se déliera jamais !

*

**

Kohr ne se trompait pas en affirmant que les pillards tehlans battraient en retraite dès qu’il marcherait sur eux. Il ne chevauchait pourtant qu’à la tête de vingt lanciers et trente archers montés. Le reste de son armée, il l’avait démobilisé aussitôt que la paix avait été signée avec la reine. Il était de ceux qui pensaient, et ils étaient rares en cette rude époque, que les hommes étaient plus utiles aux champs, à l’atelier ou dans les boutiques que l’arme à la main et le bassinet sur le chef.

Kohr n’était pas un seigneur cruel. Pourtant, il voulait rattraper les brigands et leur infliger un châtiment tel que leurs pareils y réfléchiraient à deux fois avant de revenir sur ses terres. Il avait trop besoin de paix, d’une paix durable, pour relever le comté de Varik. Et la seule façon d’assurer cette paix était de frapper de terreur tous ceux qui songeraient à la briser.

Il brûla les étapes, avançant sans presque prendre de repos, ne s’attardant pas dans les villages et les bourgs pillés, négligeant même de s’occuper des rares survivants qu’il pouvait découvrir çà et là.

Au bout d’une semaine, il était sur les talons des Tehlans. Mais ceux-ci s’étaient dérobés aussi rapidement qu’il les avait pourchassés, et la frontière était toute proche. Kohr vit l’instant où ils allaient lui échapper.

Il donna l’ordre de marcher de nuit, de manger monté, sans s’arrêter. Lui-même chevaucha à l’avant de sa troupe, refusant la fatigue, tendu vers son unique but : se battre.

Mais quand l’aube se leva, les fuyards avaient réussi à repasser la frontière. Chacun, alors, se souvint du grave différend qui, quelques années plus tôt, avait opposé les royaumes de la reine Elka et du roi Gaur lorsque Ethi de Xanta, en des circonstances analogues, ne s’était pas embarrassé pour pénétrer en territoire tehlan afin d’y pourchasser les bandits et de les massacrer jusqu’au dernier ([6]). Qu’allait faire Kohr Varik ?

Les chroniques de Vonia s’étendent plus sur les combats et l’épopée que sur les tractations diplomatiques. C’est sans doute la raison pour laquelle cet épisode de la vie aventureuse du seigneur Kohr Varik n’occupe généralement que quelques lignes dans les nombreux chapitres qui lui sont consacrés. Et pourtant, ce qui suivit le sac des pillards tehlans est de première importance dans le déroulement de notre récit. Kohr n’avait pas l’intention de laisser impuni le massacre de ses sujets. Mais il ne voulait pas non plus répéter la faute de son cousin. Il passa donc la frontière, mais au lieu de se précipiter sur les brigands, il se rendit chez le gouverneur de la cité la plus proche  – car les bandits avaient commis l’erreur de regagner leur pays près de l’une des plus importantes bases stratégiques du roi Gaur. Il y conféra avec le commandant de la garnison, les édiles et le représentant royal en personne, le vidame de Malakron.

Ce dernier était un homme intègre, qui s’était dans le passé battu contre les Voniens mais qui n’avait jamais aimé la guerre. Il n’aimait pas non plus les pillards, les barbares et tous ceux qui pouvaient mettre en péril la paix enfin revenue ou la prospérité de la province qu’il administrait. En outre, il connaissait Kohr Varik de réputation et savait que c’était un homme à poigne, résolu, mais qui n’aimait pas plus que lui verser le sang.

L’accord entre Malakron et Kohr Varik fut vite conclu. Le vidame savait bien que son interlocuteur ne repartirait pas sans que les brigands fussent punis. Aussi donna-t-il l’autorisation au seigneur vonien de poursuivre les bandits... mais à la tête de la garnison de sa cité.

C’est ainsi que l’on vit l’incroyable se réaliser : des troupes tehlanes marchant au combat sous la bannière d’un Vonien. Les pillards, qui étaient à mille lieues d’imaginer pareille chose, avaient regagné leur tribu et fêtaient joyeusement la bonne fortune de leur équipée. Ils furent surpris en pleine ripaille et ne comprirent pas ce qui leur arrivait. Quand ils tentèrent de résister, il était trop tard. Les arbalétriers et les piquiers tehlans les taillèrent en pièces.

Kohr ne se montra pas aussi cruel que l’avait été son cousin. Il ordonna que l’on épargne les femmes et les enfants, ne fit pas brûler les villages, les vergers et les moissons. Mais il fit pendre les chefs et, bien sûr, récupéra tout le butin que les Tehlans lui avaient dérobé.

Lorsqu’il repassa la frontière, il faut ovationné par les sujets de Malakron  – qui avaient redouté un moment qu’il ne s’en prenne à eux  –, et escorté en grande pompe par le vidame en personne. Les deux hommes se séparèrent en se jurant amitié et entraide, Kohr envoyant ses compliments au roi Gaur, Malakron les siens à la reine Elka et à l’épouse de son visiteur, noble dame Lynn.

 

Kohr rentra donc chez lui à la tête d’une caravane croulant sous le poids des marchandises récupérées ou échangées avec les Tehlans, car, en seigneur avisé, il avait profité de l’occasion pour faire du commerce. Ces marchandises, il les distribua intégralement à tous ses vassaux qui avaient eu à souffrir des pillards, ne conservant par-devers lui que les parts des cinquante hommes qui l’avaient accompagné  – et qui n’avaient même pas eu à se battre. Sa popularité devint immense, non seulement dans son comté mais dans Vonia tout entier. Sur son chemin, les foules s’amassaient, l’acclamant avec autant de chaleur que l’avaient fait les Tehlans. Des femmes lui tendaient leurs bébés pour qu’il les bénisse, exactement comme s’il avait été un prêtre ; des hommes lui baisaient les mains et les pieds ; on jetait des roses sur son passage ; on lui offrait du miel, du vin et de la crème. On dit même qu’il eut quelque difficulté à résister à toutes les gentes pucelles qui venaient se présenter à lui, aux soirs d’étape... Mais Kohr Varik n’était plus exactement le même homme, et il dormit seul en sa couche.